France Industrie a appelé les parlementaires européens à ne pas adopter la directive sur le "devoir de vigilance".
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Finance durable

Normes extra-financières : "Ce n’est pas tant l’UE qu’une certaine vision de la durabilité et des entreprises qu’il faut soutenir"

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Derrière les propositions de l'Union européenne et de l'International Sustainability Standards Board (ISSB) en matière de normes extra-financières se cachent deux visions radicalement différentes de l'entreprise et de l'économie, explique dans cet entretien Alexandre Rambaud, enseignant-chercheur à AgroParisTech (Institut national des sciences et industries du vivant et de l’environnement), chercheur au CIRED (Centre international de recherche sur l'environnement et de le développement), et codirecteur des chaires "Comptabilité Ecologique" (Fondation AgroParisTech) et "Double Matérialité" (Fondation du Risque).

En novembre 2022, les pays membres de l'Union européenne ont adopté la directive Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui vise à renforcer et à harmoniser la communication des entreprises autour de leurs actions en matière de durabilité. Celle-ci entrera en application en 2024, d'abord pour les grandes entreprises déjà concernées par l’actuelle directive NFRD (Non Financial Reporting Directive), avant de s'étendre progressivement aux PME cotées et à certaines grandes entreprises non européennes. À termes, quelque 50 000 sociétés devraient être concernées.

Pour encadrer les publications des sociétés dans le cadre de la CSRD, la Commission européenne a confié à l'EFRAG, un organe consultatif européen sur l'information financière, le soin d'élaborer les normes de reporting "ESRS" (European Sustainability Reporting Standards), adoptées en juillet 2023. Ces normes accordent une place fondamentale au principe de double matérialité, qui prend en compte à la fois l'impact de l'environnement sur les entreprises, mais aussi l'impact de ces dernières sur l'environnement. 

En face, l'International Sustainability Standards Board (ISSB), issu de l'International Accounting Standards Board (IASB) -l'organisation internationale de normalisation comptable qui élabore les International Financial Reporting Standards (IFRS)-, a présenté en juin 2023 ses propres normes de reporting extra-financier, axées sur un principe de matérialité unique. 

Qu’entend-on par normes extra-financières et pourquoi est-il important d’en créer ?

L’idée est de poser les jalons d’extension des normes comptables à des enjeux non directement financiers, c’est-à-dire sociaux et environnementaux. Cette notion de normes comptables est essentielle, car il s’agit du langage fondamental des entreprises, celui qui guide tout leur pilotage, leurs actions… Elles reflètent la structure même de l’entreprise, et l'ambition porte aujourd'hui sur la façon de faire évoluer cette structure pour intégrer des éléments extra-financiers. Le débat actuel dépasse d’ailleurs le cadre des chiffres et du reporting : il s’agit réellement de poser un nouveau langage comptable adapté pour aborder les questions sociales et environnementales. 

Avec la réglementation NFRD (Non-Financial Reporting Directive), l’Union européenne avait déjà posé quelques bases de ce processus, mais ne donnait pas de vrai cadre conceptuel. Schématiquement, elle demandait aux entreprises de publier des informations selon certaines catégories générales telles que le changement climatique. La limite de cet exercice de simple reporting, c’est que ce qui était demandé n’était pas toujours connecté avec la réalité des enjeux scientifiques ni avec la réalité de l’entreprise. Ce que propose l’UE aujourd'hui, c’est d’aller beaucoup plus loin sur la compréhension de la durabilité sur des bases scientifiques et sur la question de la connexion avec le modèle d’affaires.

Du point de vue européen, il est essentiel de prendre en compte à la fois les impacts de l’environnement social et naturel sur l’entreprise, mais aussi les impacts de l’entreprise sur l’environnement."

Justement, deux visions des normes extra-financières s’opposent aujourd’hui : celle portée par l’Union Européenne, et celle portée par l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Quelles sont les différences fondamentales entre les deux ?

Un point de divergence extrêmement profond entre ce que proposent l’UE et l’ISSB porte sur le concept de matérialité. Du point de vue européen, il est essentiel de prendre en compte à la fois les impacts de l’environnement social et naturel sur l’entreprise, mais aussi les impacts de l’entreprise sur l’environnement. On parle de double matérialité, et c'est un concept qui conditionne tous les travaux réglementaires autour de la finance durable en Europe. C’est une vision de la soutenabilité qui correspond ensuite à un langage particulier.

En face, l'ISSB, dont il faut rappeler qu'il s'agit d'un organisme privé sans légitimité internationale, adopte une approche centrée sur les actionnaires. Sa conception de la comptabilité se limite au reporting, avec un inventaire d'indicateurs visant à mettre en évidence la valeur pour les actionnaires sans tenir compte du fonctionnement interne de l'entreprise. Dans cette perspective, la question de la durabilité est uniquement examinée à travers le prisme de son impact sur la valeur actionnariale, dans une approche de matérialité financière : cette vision restreint l'importance des enjeux sociaux et environnementaux à leurs seuls impacts financiers.

Cette divergence illustre deux logiques radicalement différentes, à la fois en termes de compréhension de la durabilité, mais aussi de compréhension de l’entreprise.

Ces deux propositions de distinguent également par les thématiques couvertes…

Effectivement, aujourd’hui il est clair que l’Union européenne a adopté une approche beaucoup plus exhaustive en traitant non seulement du climat mais aussi des thèmes comme la biodiversité, les écosystèmes marins, ou encore les enjeux sociaux. A contrario, l'ISSB s'est initialement concentré sur les questions climatiques, mais des travaux sont en cours pour l’élargissement de son champ d'action à d'autres sujets environnementaux tels que la biodiversité. Il s’agit donc plutôt d’une différence de calendrier. En revanche, il n'est pas encore clair si l'ISSB ira sur le domaine du social.

Il faut relever que sur un laps de temps à peu près équivalent, l’Union européenne a réussi à traiter l’ensemble de ces sujets avec une vision exigeante, quand l’ISSB s’est contentée du sujet climatique. Cette priorité donnée au climat est aujourd’hui critiquée, car elle renforce une vision réductrice qui encourage les entreprises à prioriser les actions climatiques avant de s'attaquer à d'autres problèmes tout aussi critiques. Aujourd’hui, la sixième extinction des espèces que nous sommes en train de subir de plein fouet est pourtant tout aussi fondamentale que la crise climatique.

Les périmètres d'entreprises concernées sont-ils les mêmes ? 

Pas du tout. Il faut comprendre que l'ISSB propose des normes non contraignantes, et chacun s'en saisit comme il veut. On peut toutefois noter qu’un certain nombre d’États dans le monde, et notamment dans l’Union européenne, ont imposé d’utiliser des normes de l'ISSB par le biais de législations internes, mais il s'agit de cas par cas. À l'inverse, la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) est une directive européenne avec des périmètres d'application bien définis, l'objectif étant de commencer par les grandes entreprises déjà couvertes par la NFRD dès 2024 puis d'aller progressivement vers les PME cotées. 

Pourquoi est-il, selon vous, essentiel que la vision européenne l’emporte ?

L'approche portée par l'UE incarne une certaine vision de ce qu’est la durabilité et de ce qu’est l’entreprise. Cette dernière n’est pas seulement une entité dont l'unique objectif est de maximiser les dividendes pour les actionnaires, mais un acteur économique dont les activités ont des impacts réels et mesurables sur l'environnement et la société, basés sur des preuves scientifiques. Ce n’est pas tant l’Union européenne qu’une certaine vision de la durabilité et des entreprises qu’il faut soutenir.

Cette approche promeut une vision de l'entreprise et plus généralement de l'économie qui n'est absolument pas en phase avec les enjeux écologiques actuels."

A contrario, les propositions portées par l'ISSB constituent-elles une stagnation voire un recul sur les questions de finance durable ? 

La vision portée par l'ISSB est en ligne avec le statut quo adopté depuis maintenant plusieurs années par un grand nombre d'acteurs, qui continuent à s'appuyer sur une conception anachronique de la finance durable, construite autour de la matérialité simple. Cette approche promeut une vision de l'entreprise et plus généralement de l'économie qui n'est absolument pas en phase avec les enjeux écologiques actuels. 

Le risque est même de donner aux entreprises la possibilité de dire qu’elles ont mis en place des démarches en lien avec la durabilité sans jamais mettre en évidence les impacts qu’elles ont sur l’environnement. C’est une catastrophe, parce que c’est vraiment participer à une forme de greenwashing institutionnalisée.

La vision européenne est-elle pour autant parfaitement aboutie ?

Elle ne l’est pas et ne doit pas être considérée comme telle, il s'agit seulement du début du cheminement. Cela dit, il faut tout de même saluer le travail monumental accompli dans une temporalité très courte pour mettre en accord les pays européens, malgré des degrés de volonté et de compréhension des enjeux écologiques très variés. Ce chantier a offert une occasion unique de tester notre capacité à adresser collectivement les défis écologiques. Et en dépit des différences et de certaines concessions, l'essence de la CSRD a été préservée. Un autre point intéressant à saluer est la démarche proactive adoptée par l'UE : plutôt que de rester dans l'immobilisme en attendant que toutes les problématiques complexes soient réglées, elle a fait le choix de poser un cadre et de favoriser une avancée progressive. 

Désormais, il va falloir observer la façon dont les entreprises se saisissent de cette nouvelle réglementation, et comment les organismes européens pourront les accompagner. Il reste également à continuer le travail d'acceptabilité, de compréhension et de justice sociale pour assurer l'adhésion de tous les États membres.

Où en est-on aujourd'hui en termes de deadlines et de positionnement des différents acteurs ?

À partir de 2024, les grandes entreprises qui étaient déjà assujetties à la NFRD devront se conformer à la CSRD. Ce cadre s'élargira progressivement jusqu'en 2028 pour inclure les PME cotées et certaines entreprises non européennes. 

En ce qui concerne le positionnement des acteurs, on observe des enjeux forts d'acceptabilité et de lobbying.  Des consortiums d'entreprises ont par exemple manifesté une certaine opposition ou une neutralité, refusant de soutenir activement les changements. Au niveau politique, certaines forces politiques qui pourraient prendre la majorité au niveau européen ne sont pas pro-continuation de ce travail. 

Même si ces forces contraires restent bien présentes, il faut encore une fois saluer le fait que la CSRD ait réussi à émerger dans ce cadre. Il est aussi important de préciser que s'il y a parfois une mauvaise foi bien réelle avec des défenses d’intérêts variés, beaucoup de critiques sont également fondées. Les préoccupations sur la complexité des textes réglementaires sont légitimes et nécessitent une réflexion pour assurer un accompagnement adéquat des entreprises, qui n'est pas encore en place aujourd'hui. 

Sur le plan politique, l'opposition aux initiatives écologiques, ou "ecological backlash", soulève aussi des questions d'acceptabilité et de justice sociale qu'il ne faut pas ignorer. Il est essentiel de soutenir les pays, les populations et les petits acteurs dans ces changements. 

Peut-on craindre un recul sur certaines questions ? 

Une stagnation serait plus envisageable. Par exemple, il semble difficile que la double matérialité soit remise en question, en revanche, nous pourrions assister à des phénomènes de résistance et de mauvaise volonté.

Cette résistance pourrait conduire à un non-respect des lois s’il n’y a pas de sanctions derrière. Il faut donc regarder le niveau de résistance des acteurs, l'accompagnement qui leur est proposé, mais aussi sur les sanctions potentielles en cas de non-conformité. En France, par exemple, l'Autorité des marchés financiers (AMF) est très attentive à ces enjeux. 

Dans un monde où la donnée extra-financière est standardisée, a-t-on encore besoin des agences de notation ?

C'est une question intéressante qui renvoie à un enjeu plus global, qui est que nous avons pris les choses à l'envers. En finance classique, il ne viendrait à personne l'idée de parler de performances sans données comptables : la performance est structurée par les analyses venant de la comptabilité. En finance durable, nous avons assisté à une démarche inverse : on a commencé à imposer ex nihilo l'idée que l'on pouvait avoir des performances extra-financières, parfois déconnectées de la réalité des entreprises. 

C'est un peu ce qui s'est passé avec le plan d'action pour la finance durable de l'Union européenne, dont certaines parties ont été mises en place sans avoir de base comptable au préalable. L'exemple typique est celui de la taxonomie européenne, qui catégorise des activités durables sans les intégrer dans le contexte spécifique de l'activité d'une entreprise ni dans un cadre comptable. Il est étonnant de qualifier une activité de durable indépendamment des pratiques de l'entreprise qui la réalise. 

L'adoption de la CSRD va permettre de remettre les choses dans le bon ordre et de changer complètement la donne. On élimine toutes les agences de notation qui produisaient de la donnée dans tous les sens et qui pour la plupart étaient sur des bases totalement privées et non européennes, ce qui posait au passage un énorme problème dans la gestion de la donnée. Cela devrait conduire à une restructuration très forte du milieu, et on devrait assister à un retour à une logique plus traditionnelle où l'analyse de la performance s'ancre dans la réalité comptable. 

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